

Ce n’est qu’à la tombée de la nuit qu’ils entrent en scène, une fois passé les échoppes de souvenirs « made in China », les vendeurs de jus illuminés par les spots et les gargotes enfumées par les grillades. Dans la pénombre, dissimulés derrière leur « halqa » (cercle de public), les artistes de la place Jemaa El-Fna de Marrakech – ou « hlaiqias » – rejouent chaque soir un spectacle issu de traditions populaires enracinées au Maroc depuis des siècles. Ils sont le symbole de cette place mythique inscrite au patrimoine culturel immatériel de l’humanité et pourtant menacée d’« acculturation », selon l’Unesco, sous l’effet du tourisme de masse.
En cette soirée humide de décembre, un comédien « msiyah » a posé son tapis. Sitôt accroupi devant sa lampe à huile, le cercle se forme. Son public est essentiellement marocain. Quelques touristes étrangers observent un instant, font mine d’amusement puis repartent. Un peu plus loin, mélodies chaabi et rythmes berbères s’échappent d’autres cercles et s’entremêlent. Au milieu circulent quatre musiciens « gnaoua », percussions à la main, à la recherche de quelques dirhams. Et puis il y a l’homme au violon. Miloud Weld, 74 ans, prend son archet quand on veut bien s’approcher de lui. Depuis peu, il s’est aussi mis à vendre des cigarettes à l’unité. « La musique ne me fait pas gagner ma vie », se désole-t-il.
Quant aux célèbres conteurs, considérés comme la quintessence de Jemaa El-Fna, ils ne sont pas là ce soir. Ils ne sont plus là. La cohue et le brouhaha ont eu raison d’eux. Tragédie, injustice ? « Le destin », répond Mohamed Bariz, rencontré dans un café de la médina. L’homme de 64 ans, à l’allure frêle et aux yeux rieurs, est l’un des derniers conteurs traditionnels de Marrakech. « L’un des deux derniers, précise-t-il. Lorsque j’ai commencé à conter sur la place, à l’âge de 10 ans, nous étions vingt-six. Et quand je l’ai quittée définitivement, en 2010, il en restait huit. » Les 168 récits des Mille et Une Nuits qu’il détient dans sa mémoire, il les réserve désormais à ses rares interventions dans des écoles ou des lieux culturels. Aucun de ses cinq enfants n’a repris le flambeau. « Conteur, c’est un petit boulot, dit-il. Je ne voulais pas les pousser dans la galère. »
« Le commerce est devenu hégémonique »
C’est simultanément à ce déclin que s’est imposée la « success story » de Marrakech. Celle que les brochures nomment la « ville rouge » ou la « perle du sud » s’est imposée dans les années 2000 comme la vitrine touristique du royaume. A l’arrêt pendant la pandémie de Covid-19, l’activité a repris progressivement pour « atteindre voire dépasser, cet automne, le niveau de fréquentation d’avant-Covid », rapporte Abdellatif Abouricha, responsable de la communication au Conseil régional du tourisme. De tous les lieux de la ville, la grande esplanade triangulaire, centre névralgique de la médina, est le plus prisé. Plus de 2 millions de visiteurs par an.
Au fur et à mesure de son essor touristique, la place s’est bétonnée, modernisée, standardisée. De nouveaux acteurs se sont imposés. « Le commerce est devenu hégémonique. La restauration en plein air est de plus en plus envahissante, tandis que l’espace pour les arts s’est réduit comme peau de chagrin », déplore Jaafar Kansoussi, président de l’association Al-Munya pour la préservation du patrimoine de Marrakech. Voilà plus de vingt ans que ce spécialiste du patrimoine est engagé dans la défense de la « halqa » aux côtés d’autres intellectuels. Et il en parle avec passion :
« Jemaa El-Fna est un abrégé de la culture marocaine dans sa diversité – arabe, berbère, gnaoua… – et son dernier espace d’expression libre. Son inscription en 2001 sur la liste du patrimoine immatériel de l’humanité vise à le préserver, mais elle a aussi conduit à renforcer son attractivité touristique. La dimension mercantile a pris le dessus et notre cause a été reléguée au second plan. »
Car en dépit de toutes les bonnes volontés, c’est le touriste qui fait la loi. « Il reconfigure les rapports de force, il inverse les rôles : ceux qui étaient au centre sont passés à la périphérie et inversement », résume l’universitaire Ouidad Tebbaa. Les plus grandes victimes en sont les conteurs, selon elle : « Ils n’intéressent pas les touristes. D’abord, ils content dans leur langue. Et puis ils sont trop sobres, trop subtils. Ceux qui chantent ou dansent s’en sortent mieux. La place vit du tourisme, mais le conteur meurt du tourisme. »
Pour ces intellectuels, le tourisme de masse a aussi conduit à un appauvrissement des rites. En témoigne le spectacle en journée, qui s’adresse aux visiteurs étrangers dans une mise en scène conçue pour répondre à leur quête de dépaysement. C’est le folklorique « guerrab », le porteur d’eau, qui annonce sa présence sur la place en faisant tinter sa cloche – pour la séance photo plus que pour la coupe d’eau. Ce sont les « naqachat », les tatoueuses au henné, qui vendent un souvenir de Marrakech dessiné sur la main.
Ce sont aussi les dresseurs de singes et les charmeurs de serpents. Dès le matin, ils saturent l’espace sonore avec leur « ghaita » (flûte) et traquent les touristes avec insistance : « Photo ? Photo ? » A tel point que ceux-ci préfèrent souvent contourner la place ou se réfugier sur les terrasses panoramiques qui l’entourent. Leurs prestations, pourtant, sont bel et bien ancrées dans une tradition culturelle et spirituelle. « Les charmeurs de serpents sont issus d’une confrérie soufie rompue à l’ascétisme et la quête de soi, raconte Jaafar Kansoussi. Mais tout cela s’est délité. C’est devenu un métier du tourisme. »
« Personne ne nous donne rien »
Dans cette prolifération d’acteurs, il ne reste guère que 300 « hlaiqias » environ, selon Mariam Amal, présidente de l’Association des artistes de la halqa. Cheveux courts et djellaba d’homme – un style hérité de l’époque où les artistes femmes n’étaient pas autorisées sur la place –, cette chanteuse « ghiwane » de 56 ans s’y produit tous les soirs « depuis toujours ». Elle qui a connu la « baraka » raconte ses conditions précaires. Ou comment, sans couverture sociale, avec 100 dirhams par jour (soit 9 euros), parfois 20, parfois rien, elle peine à nourrir sa famille. A fortiori depuis le Covid. « La plupart des artistes ont fait la charité. Aujourd’hui, on est très endettés », souffle-t-elle. Pour elle, Jemaa El-Fna est aussi un drame de l’injustice :
« Les hôtels, les restaurants, c’est grâce à nous qu’ils reçoivent les touristes, mais ce sont eux qui gagnent l’argent. Personne ne nous donne rien. Il y a quelques années, nous avions défendu la création d’une fondation pour soutenir les artistes. Nous avions aussi proposé aux restaurateurs de faire une caisse de solidarité et d’y verser un dirham par jour. Mais wahlou ! »
Dans cette bataille pour la place, la « halqa » n’a toutefois pas dit son dernier mot. Preuve en est la multiplication des initiatives récentes pour la revitaliser. Un musée du patrimoine immatériel doit ouvrir sur la place début 2023 et une maison des conteurs est en projet à la mairie. « On est en train de sortir de la myopie culturelle, veut croire Jaafar Kansoussi. L’administration se soucie enfin de ce patrimoine et elle y met les moyens. »
Pour perpétuer la tradition orale, une Ecole de l’art du conteur a vu le jour en 2021 à l’initiative de l’association Al-Munya. Une vingtaine d’élèves y ont déjà été formés. Marrakech a également, depuis cette année, son Festival international du conte. « Il y a un réel attrait pour cet art », assure son directeur et cofondateur, Zouhair Khaznaoui, 25 ans. Issu de l’Ecole de l’art du conteur, le jeune Marrakchi a choisi d’en faire son métier. Mais pas à Jemaa El-Fna. « J’essaie d’innover, explique-t-il. J’adapte les techniques du conte dans diverses activités culturelles, soirées, visites, jeux de rôles… J’aimerais venir sur la place, mais pas maintenant. Pas tant que le conteur n’y a pas du respect et un espace dédié. »

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lien source : A Marrakech, les conteurs de la place Jemaa El-Fna poussés vers la sortie par le tourisme de masse